Navigation


 Webzine


 Retour au forum

Coeur des Mots   

À l’index !

Croustille | Publié le 15/7/2024, 11:08 | 824 Vues

Photo: Francis Vachon Le Devoir L’«Index Librorum Prohibitorum», un livre contenant les publications mises à l’index, à la bibliothèque de l’Assemblé nationale du Québec, dans la capitale


______________________________________________________________

Tout l’été, nous vous proposerons des incursions dans des bibliothèques du Québec pour faire découvrir leurs trésors méconnus, sur des thèmes inusités. Cette semaine, regard sur la collection de livres censurés de la bibliothèque de l’Assemblée nationale.

Ils ont été brûlés, caviardés, cachés, détruits. Ils ont circulé sous le manteau et été ouverts furtivement sous les couettes. Le livre, en apparence inanimé, peut enflammer l’esprit, fournir des arguments, ciseler la pensée, ouvrir les vastes portes de l’imaginaire et des possibles. Dans ce contexte, les livres interdits en disent long sur les époques, sur les instances du pouvoir, et sur les mentalités.

L’an dernier, le livre jeunesse Pink, Blue and You ! (Le rose, le bleu et toi !), de l’autrice québécoise Elise Gravel, qui aborde la diversité et les stéréotypes de genre, était interdit dans les écoles de Floride. À la défense de l’oeuvre d’Elise Gravel, l’Assemblée nationale du Québec a adopté une motion dénonçant cette censure.

À quelques pas de la Chambre des députés, dans le même édifice, la bibliothèque de l’Assemblée nationale a monté une collection à partir des livres censurés au Québec, À l’index, sous forme d’exposition virtuelle. Au programme : les oeuvres interdites, des brûlots anticléricaux du XVIIIe siècle aux journaux critiques de l’administration britannique au XIXe siècle, des ouvrages explorant la sexualité des adolescents, comme Le printemps qui pleure (1962), d’Adrien Thério, au sulfureux Histoire d’O (1954) de Pauline Réage, alias Anne Desclos, des dénonciations de la justice avec Coffin était innocent (1958), de Jacques Hébert, au texte « La vérité se passe un doigt », de Denis Vanier, paru dans Steak haché et dénoncé en 2000 par la brigade des moeurs. Retour sur une longue histoire.

Les Jésuites

La censure est arrivée au Québec en même temps que les Jésuites, au XVIIe siècle. Elle a d’abord eu pour cible Anticoton, d’un auteur anonyme, qui accusait les Jésuites d’être impliqués dans l’assassinat du roi Henri IV, perpétré par quelqu’un qui avait fréquenté leurs écoles. Ce texte, que certains attribuent à César de Claix, dénonçait le Jésuite Pierre Coton, qui avait publié un manifeste défendant les Jésuites dans cette affaire.

Anticoton, donc, a été brûlé en 1625 sur la place publique par un bourreau, à Québec, après avoir été mis à l’index par l’Église en 1617. L’Université de Montréal en détient un rare exemplaire, qui a été prêté à la bibliothèque de l’Assemblée nationale dans le contexte de l’exposition. L’index officiel de l’époque, c’est l’Index librorum prohibitorum, c’est-à-dire les « règles de censure et la liste des livres interdits par l’Église catholique, du XVIe siècle à 1966 », précise Pierre Hébert dans le Dictionnaire de la censure au Québec, paru chez Fides en 2006, et abondamment cité dans l’exposition.

« De 1625 à 1840, c’est une période qui se caractérise davantage par une application de la censure au cas par cas », explique Carolyne Ménard, bibliothécaire de l’Assemblée nationale, qui a monté l’exposition.

Un index propre au Québec

Quand on dit qu’on a mis un livre à l’index au Québec, on veut dire en fait que le livre a été interdit. « Vraiment mettre un livre à l’index, c’est le faire inscrire à l’Index librorum prohibitorum, et ça a été très peu le cas au Québec, finalement, à cause du fait qu’il fallait envoyer le livre à Rome et le faire étudier par un comité là-bas. Et au XIXe siècle et au début du XXe siècle, on n’avait pas les mêmes moyens de communication qu’aujourd’hui », explique-t-elle.

Il n’y a d’ailleurs pas que Rome qui censure les oeuvres au début du XIXe siècle. Au Québec, la répression va aussi beaucoup être exercée par les Britanniques, sur des journaux politiques. « C’est le cas notamment du journal Le Canadien, qui va être censuré par le gouverneur britannique, qui est sur place », explique Carolyne Ménard. Le Canadien a été fondé par Pierre Nicolas Bédard, député et chef du Parti canadien, qui milite pour qu’on donne davantage d’autonomie gouvernementale aux Canadiens français. En 1810, le gouverneur James Craig « va ordonner l’arrestation et l’emprisonnement des rédacteurs du journal. Les presses du journal vont être confisquées et ils vont saccager les bureaux », ajoute Carolyne Ménard. En 1837, La Minerve, journal fondé par Ludger Duvernay, sera aussi interdite durant la révolte des patriotes.

La grande époque de la censure

Au XIXe siècle commence ce que Pierre Hébert appelle la « censure cléricale ». Dans les bibliothèques, les livres ne sont généralement pas en libre accès, il faut les demander au comptoir.

C’est la grande époque de la censure, poursuit Carolyne Ménard. C’est aussi le quart de siècle d’affrontements entre l’Institut canadien de Montréal, dont la bibliothèque tient des livres à l’index, et le clergé, représenté par Mgr Bourget. Ce dernier excommuniera tous les membres de l’Institut canadien et ira jusqu’à désacraliser le lot du cimetière de Côte-des-Neiges où est enterré l’un de ses membres, le typographe Joseph Guibord. Le clergé publie des listes d’ouvrages à proscrire, d’abord dans sa revue Mélanges religieux, puis dans la revue Lectures, en 1946, où l’on donne des cotes morales aux livres. Ils peuvent être classés « mauvais », « dangereux », appeler « des réserves, pour des gens formés intellectuellement et moralement », ou être classés « pour adultes ». Dans ce classement, Agaguk, d’Yves Thériault, reçoit la mention « dangereux » et Doux-Amer, de Claire Martin, est coté « mauvais », parce qu’il traite d’un amour hors mariage.

La censure se poursuit

À partir de 1960, la Révolution tranquille désamorce le pouvoir du clergé. Dans les pages du Devoir, « Les insolences du frère Untel », alias Jean-Paul Desbiens, critiquent anonymement le système d’éducation et le pouvoir hiérarchique de l’Église. Desbiens, démasqué, devra d’abord s’exiler à Rome, puis en Suisse, pour éviter le courroux clérical. Il reviendra ensuite au Québec et sera l’une des grandes inspirations des réformes québécoises.

Mais l’oeuvre des censeurs ne s’arrêtera pas là. En 1978, de « jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne » chantent des prières devant le théâtre du Nouveau Monde pour protester contre la présentation de la pièce Les fées ont soif, de Denise Boucher. La pièce dénonce les archétypes féminins de la vierge, de la mère et de la putain. Son maintien à l’affiche privera le théâtre d’une subvention gouvernementale de 15 000 $.

Quarante ans plus tard, la pièce SLĀV, de Robert Lepage, a été retirée de l’affiche après que des manifestants noirs eurent dénoncé le traitement qu’on y faisait de l’histoire des Noirs en Amérique.

De fait, la censure continue d’exister même si elle change de forme et de cibles au fil des ans. « La censure se transforme selon les époques. Elle se redéfinit constamment en fonction du contexte qui la façonne et de ce qui est considéré comme socialement acceptable », remarque Carolyne Ménard.

La bibliothèque de l’Assemblée nationale s’est inspirée d’un événement américain, directement lié à la censure, pour monter cette collection. C’était la Banned Books Week, une semaine en automne qui met en valeur des ouvrages censurés dans l’histoire des États-Unis. « On a trouvé ce concept-là sympathique et on a commencé à regarder à travers nos collections pour trouver des ouvrages qui avaient vécu une forme de censure au départ », raconte Carolyne Ménard. À l’heure actuelle, l’exposition se décline uniquement en mode virtuel, mais elle pourrait revenir à la rencontre du public sous forme de présentation itinérante à partir de 2025. Sous les couvertures des livres bannis, c’est l’histoire du Québec, et de ses oppressions, qui se dévoile.

Caroline Monpetit

Le Devoir

À propos de l'auteur